Précaire à Radio France
LE PLUS. Chevalier volant au secours de sa consoeur Pascale Clark à qui l’on a refusé sa carte de presse, Patrick Cohen a découpé la sienne en direct à l’antenne. Une mise en scène théâtrale qui a fait glousser Marie (nom d’emprunt), précaire de Radio France depuis des années. Témoignage.
Le siège de Radio France. Image d’illustration(ROMUALD MEIGNEUX/SIPA)
Patrick Cohen est indigné par la situation de Pascale Clark ? La mienne devrait lui donner des envies de révolution. Et c’est celle de centaines de ses collaborateurs à Radio France. Comme on dit chez nous, je suis « sur le planning ». Ailleurs, on dit « bouche-trou ».
Radio France est une société organisée en castes. Tout en bas de l’échelle, il y a le stagiaire – qui n’a pas de prénom– puis le pigiste, le CDD (moi) et enfin le Graal : la titularisation.
Patrick Cohen et Pascale Clark, c’est encore un autre monde. Dans la maison, les stars de la matinale sont à peu près aussi accessibles pour les journalistes de la boîte que pour le reste de la France.
J’ai de la chance, j’ai atteint mon rêve
Cela fait quelques années que je vis pour Radio France. C’était mon rêve, l’endroit où je voulais apprendre et travailler. Si on m’avait dit que j’y arriverais un jour, je n’y aurais pas cru. Et me voilà.
Je suis journaliste sur le service public et j’ai de la chance.
On critique toujours l’entreprise dans laquelle on travaille, mais en réalité, je n’ai encore jamais postulé ailleurs.
J’aime ma boîte, j’aime mon métier. Je fais des sujets chouettes, variés, je rencontre plein de monde, je vois du pays… Et quand je suis chez moi, je n’écoute aucune autre radio. Je suis une vraie fidèle. Et pourtant…
Financièrement, je ne me plains pas car aujourd’hui, j’ai Pôle emploi en soutien. Quand j’étais pigiste, je comptais les centimes. Payée 65 euros nets la journée, je pense que j’ai vécu en dessous du seuil de pauvreté en bossant parfois jusqu’à 15 heures par jour…
Et quand j’avais un salaire mensuel au-delà de trois chiffres, c’était la fête !
Champagne ! Je suis au planning
Et puis un jour, j’ai été sélectionnée et je suis entrée au « planning ». J’ai bu du champagne et j’ai beaucoup pleuré. A Radio France, quand tu accèdes au « planning », tu entres vraiment dans le jeu. C’est le premier pas dans la maison.
Tu sais que tu as Pôle emploi pour t’aider les mois où tu ne travailles pas assez, tu peux poser quelques jours par an, tu es beaucoup mieux payé (entre 1900 et 2300 euros brut par mois).
J’estime aujourd’hui que je suis bien payée, à la hauteur de ce que je fais. Mais les conditions de travail sont assez inhumaines.
Concrètement, la centaine de journalistes « sur le planning » sont « disponibles » pour remplacer les titulaires partis en mobilité, en congé maladie, en congé maternité ou en vacances. Tu signes donc des CDD pour deux jours ou pour six mois, à France Bleu Lille, France Bleu Gard Lozère ou à France Inter. Tu peux faire ça pendant trois ans comme pendant sept ans. Personne ne sait combien de temps ça peut durer.
Peur que ton téléphone ne sonne pas, peur qu’il sonne
En dehors des contrats, c’est un chômage assez « confortable » puisque le travail tombe, on n’a pas besoin d’être actif pour ça. En revanche, si on te propose une mission, tu prends, tu n’as pas le choix.
Il m’est arrivé une fois de dire non à un contrat de quelques jours et je n’ai pas eu l’impression qu’on me l’a fait payer mais en règle générale, tu évites. Etre CDD à Radio France, c’est faire une croix sur Noël, les vacances scolaires et le Nouvel an. Les vacances, c’est janvier ou novembre.
Quand tu entres sur le planning, tu passes beaucoup de temps à attendre que ton téléphone sonne, à avoir peur d’être blacklistée quand il ne sonne pas… Et pas mal de temps aussi à angoisser qu’il sonne. En fait, tu y penses tout le temps.
En revanche, elle est finie l’époque où je donnais ma vie à la radio. J’ai décidé que je pouvais avoir mes moments à moi. J’ai même compris que ça pouvait être mieux pour mon travail, que ça pouvait nourrir mes réflexions. Alors je vis, je sors boire des coups avec mes copains, même si je sais qu’on peut m’appeler dans la soirée ou me dire d’être à l’autre bout de la France le lendemain matin.
Deux jours pour montrer que tu es une machine de guerre
Quand j’arrive dans une nouvelle rédaction pour deux jours, j’ai l’impression d’être à nouveau en sixième le jour de la rentrée. Je sais qu’il faut tout donner.
Quand tu débarques, tu es la petite nouvelle, personne ne te connaît donc personne ne te fait de cadeau. Nous, la maison, on la connaît : on te juge sur ce que tu donnes. Tu as deux jours pour montrer que tu es une machine de guerre. C’est la loi du plus fort.
C’est sûr que ça met un peu la pression, surtout en période de restrictions budgétaires, comme c’est le cas aujourd’hui, mais c’est le jeu.
Le paradoxe, c’est qu’une fois titularisés, les journalistes de Radio France sont très protégés. Parfois j’enrage. Certains devraient être à la retraite, n’ont plus envie de travailler, voire font des erreurs flagrantes… mais restent en place quand, moi, je me serais faite éjecter dans la minute. Ce système à deux vitesses est incompréhensible.
Je pense que le planning rend aigri et que quand tu en sors, tu te dis que tu as le droit à la belle vie.
Passer Noël seule, je ne m’y fais pas
C’est aussi un rythme qui rend la vie personnelle compliquée. J’ai de la chance, mon copain est très compréhensif et mes amis sont journalistes (donc solidaires), mais mes grands-parents ne comprennent rien et mes parents sont morts d’inquiétude. Que j’aie fait cinq ans d’étude pour cette vie-là les dépasse complètement.
Ces dernières années, j’ai dû annuler mon anniversaire trois fois. Une année, mes amis m’avaient préparé une surprise et je n’y étais même pas.
Passer Noël seule, c’est la déprime absolue, la boule au ventre assurée. Rien à faire, je ne m’y habitue pas. Combien de temps je pourrai tenir à ce rythme ? J’ai du mal à le dire.
Il y a aussi une partie de moi qui a peur d’être titularisée loin. Ma vie personnelle pourrait être encore plus chaotique. Actuellement, mes périodes de chômage me permettent de me poser un peu… Je sais que si on me propose une titularisation à Quimper, je serais obligée d’accepter.
Mais en vrai, j’ai le droit de ne pas vouloir habiter à Quimper loin de mes proches, non ?
Le planning, un système qui a aussi du bon
Le système est vicieux parce que nous sommes déconnectés de notre quotidien, ce qui nous empêche d’avoir du recul sur ce qu’on vit.
C’est un engrenage qui t’empêches de réfléchir, je n’arrive pas à avoir d’avis tranché. Je comprends qu’on ait besoin de tester les gens avant de les titulariser. Je sais qu’on a notre chance grâce à ça : pour entrer à Radio France, on n’est pas obligés de sortir des plus grandes écoles. Chacun peut creuser son trou, faire ses preuves. C’est aussi très formateur de voir du pays.
Je connais certains journalistes, présentateurs à Paris depuis 10 ou 15 ans et qui ne savent plus ce qu’est le terrain. Ils parlent d’agriculture mais n’ont pas parlé à un agriculteur depuis des années.
Quand je bouge, je sens les choses, je sens les gens, j’écoute, je vois. Et j’adore ça ! Et c’est justement là le problème.
J’aimerais plus de reconnaissance
Je suis un bouche-trou, mais je suis un bouche-trou dans un métier et une entreprise que j’adore. C’est d’autant plus frustrant. C’est un système qui me blesse d’autant plus que je crois en les valeurs du service public.
J’aimerais un peu plus de reconnaissance de la part de ceux qu’on remplace, de ceux qui nous embauchent. S’ils peuvent voir grandir leurs enfants et passer Noël en famille, c’est parce qu’un de nous les remplace. Et nous, on habite à l’hôtel la moitié de l’année.
J’ai signé pour ça, je ne suis pas une victime, mais j’aimerais qu’on soit traités avec plus de compréhension et d’humanité.
Ils ne se rendent pas compte
J’aimerais aussi qu’on nous parle, qu’on nous tienne au courant de ce à quoi va ressembler notre avenir. On sait qu’il y a des négociations en cours, mais personne ne nous dit rien. Pourquoi est-ce si absurde de demander un peu plus de transparence ?
Du haut de sa tour d’ivoire, je ne pense pas que Patrick Cohen se rende compte de ce à quoi ressemblent les vies des journalistes de Radio France.
Malgré tout, je ne suis pas masochiste et si je n’y trouvais pas mon compte, je partirais. Si je reste, c’est parce que j’y crois. Je crois au service public et on ne rentre pas à Radio France pour gagner de l’argent. On y rentre parce qu’on aime.
Mais quand tu es au planning, il faut arriver à se dédoubler pour se convaincre que ce n’est pas grave de ne pas savoir ce que tu penses, ce que tu veux ni, surtout, d’ignorer ce que tu vaux.
Source : L’Obs